La Légende du Capucin
– De Lucien André, Contes et légendes des Cévennes –
La légende rapporte une scène qui se serait passée vers 1625 au château de Toiras entre quatre personnages :
- le capucin du prieuré de Toiras
- le sieur du Pillon, châtelain, gai luron mais triste sire,
- l’évêque de la ville voisine, hôte du châtelain,
- et une quatrième personne.
« Parfois, le sire essayait de retenir l’évêque qui gîtait à la ville voisine ; il passait pour un joyeux drille ne détestant pas faire œuvre de chair, en marge de tout le reste. Les écarts de l’homme d’église n’étaient point sans tourmenter un brave capucin qui, derrière les vitraux de son prieuré, suivait les va-et-vient du châtelain et ceux de l’évêque : mais ce dernier, sans la moindre vergogne, lui faisait visite au prieuré et n’hésitât pas à s’abîmer en longues méditations devant l’autel dépouillé de tout ornement superflu.
Notre moine, saint homme, émule de Poverello (St François d’Assise), passait son temps et sa vie pieds nus, pratiquant la charité et prêchant l’exemple. On le trouvait partout où quelques malheureux souffrait de la maladie ou de la faim. Il arrivait dans sa robe de laine brune, qu’un cordon ceignait à la taille : ses yeux étaient cachés par un capuchon profond et l’on ne voyait de lui guère plus qu’une large barbe, presque noire, qui mangeait tout le bas du visage.
Le Capucin était connu dans toute la vallée, si bien que nombre de pauvres, parmi les plus déshérités, allait le trouver au prieuré, tant pour écouter ses propos que pour prier à ses côtés. Lui-même, pauvre parmi les pauvres, se penchait vers les animaux nos frères inférieurs.
Les oiseaux n’avaient pas peur de lui et venaient picorer à ses pieds ; la sauvagine ne s’enfuyait pas à son approche et il n’était pas rare que, meurtrissant ses pieds, il ne s’aventurât sur la montagne de la tour pour délivrer quelque bête prise au piège et soigner ses plaies.
L’évêque lui causait bien des tourments. Il priait pour lui avec une ferveur accrue, suppliant Dieu de l’éclairer et d’en faire un saint homme.
Et pour lui, pour le sire de Toiras, pour chacun des amis de celui-ci, il récitait la prière de St François :
« Là où il y a de la haine, que je mette l’amour,
Là où il y a de l’offense, que je mette le pardon,
Là où il y a le désespoir, que je mette l’espérance,
C’est en donnant que l’on reçoit,
C’est en s’oubliant qu’on se trouve,
C’est en pardonnant qu’on est pardonné,
C’est en mourant qu’on ressuscite à la vie éternelle. Amen. »
Le prieuré s’emplissait alors d’une lumière céleste et, dans un rayon de clarté diaphane, on voyait passer les anges, tandis que dans l’air flottait un délicat parfum de rose. Le capucin, pris dans un nimbe radiant, paraissait entièrement détaché de la terre.
Mais, chez le sire à la triste figure, les fêtes redoublaient : chaque jour voyait un nouveau festin, de nouvelles ripailles et de nouveaux péchés. Or, un soir, alors que l’évêque était venu avec sa suite, on remarqua au moment de se mettre à table une jeune servante, fort jolie et fort gracieuse. Elle passa devant les deux hommes. Le châtelain se pencha vers son hôte : « Voici Alice, Monseigneur, un morceau de roi, que je juge bien fait pour moi, d’autant plus qu’il parait qu’elle se marie demain ! ».
Les yeux de l’évêque brillèrent de convoitise ; il interpella aussitôt la jeune fille :
« Holà ! Gente Alice, approche veux-tu ? »
Puis il tendit son anneau à baiser à la petite servante, un peu tremblante et rougissante. Chacun connait la réputation du prélat. Alice ne pouvait se faire la moindre illusion ; aussi ne tarda t-elle point à s’éclipser sous prétexte de vaquer aux occupations de son service. L’évêque se pencha alors à son tour vers le triste Pillon : »Mon fils, dit-il, onctueux et cynique, un tel morceau n’est point pour vous mais sera en bien plus grand état de sainteté…dans mon lit ».
Pillon ne l’entendit pas de cette oreille. Après tout, Alice était en condition chez lui ; il avait des droits dont ne pouvait se prévaloir l’évêque. Les invités comprirent immédiatement que les deux compères n’allaient pas en rester là. Ils ne se trompaient et l’ardeur de leurs revendications réciproques ne tarda pas à trahir âcreté et jalousie, si bien qu’ils décidèrent de tirer l’épée hors du fourreau afin de trancher le galant différend.
Ils menaient grand bruit en ferraillant lorsque le capucin entra dans la vaste salle seigneuriale, éclairée de cent bougies. Il vit luire le fil des épées et s’effraya des éclairs qu’elles lancaient, en déchirant l’air, lorsqu’elles se rencontraient.
« Mes fils, au nom du ciel, je vous adjure de déposer les armes. Votre conduite n’a rien de chrétien ».
Sourds à la supplique du moine, les combattants se poursuivirent de plus belle sous les yeux des invités quelque peu inquiets quant à la suite de l’aventure et médiocrement intéressés par cette bataille dont l’enjeu leur paraissait dérisoire.
Le capucin, indigné, n’écouta que son courage et la voix de sa conscience ; il se précipita pour séparer les deux hommes qui, ivres de fureur et ne sachant plus ce qu’ils faisaient, plongèrent leur épée, chacun de son côté, dans son corps. Le combat ne reprit point. Le capucin s’était effondré devant les invités stupéfaits, tandis que le sang maculait sa pauvre robe de moine avant de se répandre sur le dallage.
Un grand silence planait sur la scène. Combien dura-t-il ? Nul ne fut à même de le dire, mais il devait être rompu, soudain, par un tremblement de terre accompagné d’une trombe d’eau. Le ciel était parcouru d’éclairs sinueux, le tonnerre grondait à la ronde dans une sorte de fureur apocalyptique et la nuit, qui s’était abattue sur toute chose, rendait cette fureur plus effrayante encore.
Au matin, les habitants de Toiras, qui n’avaient cessé de trembler ou de prier, virent avec une indicible stupeur qu’une étrange montagne était sortie de terre, montagne dotée d’un roc énorme, vertical et arrondi, ressemblant étrangemen(t à la silhouette du capucin assassiné. Ce rocher qui existe toujours, peut se voir, sur le côte droit de la route allant de Thoiras à Lasalle.